Par Christelle Grangier
Escapade au départ de Portalban avec Claude Delley, l’un des 30 pêcheurs professionnels que compte le lac de Neuchâtel.
Le soleil n’est pas encore levé sur le port de pêche de Portalban quand Claude Delley et son fils Cyrille embarquent sur Zouzou, leur fidèle bateau à moteur. Le vent n’est pas encore levé, le lac est calme, à l’unisson de la douceur de mai qui flotte sur les berges à l’aube. Claude Delley est confiant, la sortie se passera bien, “mais on ne va pas ramener grand chose”. L’augure se vérifiera: les filets et nasses relevés n’offriront que peu de prises aux pêcheurs.
Dans les mailles du filet
Pour l’heure, Zouzou file vers les bondelles, vers les premiers filets ancrés à quelques encablures au large de Portalban. Sous les balises, un filet de 10 m de haut s’étend sur 100 mètres. Les pêcheurs placent le cordage sur lequel est tendu le filet sur une installation qui permet de le lever. L’entier du filet passe entre les doigts de Claude Delley qui débusque les poissons pris dans les mailles de 32 mm, un premier calibrage en somme. Des filets ancrés, le pêcheur de Portalban pourrait en poser huit, mais il en a arrimé six, à plusieurs endroits entre Portalban et la frontière du milieu du lac de Neuchâtel. “La pêche est tellement maigre que le résultat n’arriverait pas à couvrir le surcoût matériel engendré”, explique Claude Delley qui se méfie des dégâts causés par les moules quagga. Il n’a pas tort: les 6 filets n’ont rendu prisonnières qu'une trentaine de bondelles.
Basse saison
Même s’il pêche toute l’année, slalomant entre les périodes de frai des différentes espèces, les mois entre avril et juillet ne sont pas propices; la haute saison se situe plutôt entre septembre et novembre. “On sait qu’il nous faut faire presque le chiffre d'affaires de l’année sur trois mois”; depuis plus de 40 ans qu’il détient son permis de pêche professionnel, Claude Delley sait qu’il faut laisser faire la nature. Par contre, il constate avec effroi les mutations des milieux aquatiques, entre prolifération affolante de la moule quagga et diminution drastique des poissons. Si la moule d’eau douce détériore le matériel et les habitats des poissons, le tonnage de poissons annuel quant à lui s’effrite inexorablement.
Des pêcheurs ailés
Si les facteurs expliquant cette forte diminution sont multiples, pour Claude Delley, les cormorans en sont les principaux responsables. La situation est d’autant plus critique sur le lac de Neuchâtel qui héberge la moitié des colonies de cormorans en Suisse. Leurs corps fuselés font de ces oiseaux des pêcheurs d’une efficacité redoutable, pouvant plonger jusqu’à 30 mètres au-dessous de la surface de l’eau. Non content de causer des dégâts aux filets des pêcheurs, un cormoran dévore en plus entre 300 et 500 g de poisson chaque jour. Or, le problème n’est pas tant la quantité de ce qu’ils ingurgitent, mais plutôt qu’ils dévorent à tort et à travers, sans distinction de taille. De fait, bon nombre de jeunes poissons succombent à ces prédateurs de choc, avant même qu’ils aient pu pondre et assurer le repeuplement.
Des pêcheurs zélés
Les professionnels de la pêche restent aussi désespérés qu’impuissant face à l’accroissement de la population de cormorans: en 10 ans, le nombre d’individus a été multiplié par six. Claude Delley et ses collègues plaident depuis plusieurs années la cause des pêcheurs face à cette espèce, protégée au niveau européen depuis 1979. Ils demandent ardemment une régulation, comme c’est le cas pour d’autres animaux. Depuis 2019, des tirs par les gardes-faune officiant sur le lac de Neuchâtel sont autorisés entre septembre et mars. Selon les gardes-faune et les scientifiques, les volatiles ne sont pas les seuls responsables du manque de poisson: les micropolluants, le réchauffement de l’eau et le manque de nourriture sont également incriminés.
Un saut aux perches
Mais pour l’heure, aucun cormoran n’est encore venu tournoyer autour du Zouzou, “tôt le matin, ils restent sur la rive, il faut profiter”. Claude et Cyrille mettent le cap vers les nasses immergées qui servent à la capture des perches. Là aussi, le résultat est inquiétant, à peine de quoi faire une assiette dans les quatre nasses prélevées. Dès le 1er juin – fin de la période de frai pour la perche – Claude Delley pourra ajouter des nasses et en principe multiplier ses prises.
En attendant qu’abonde la bondelle
Deux heures après son départ du port, l’embarcation est de retour au bercail, avec une seule caisse de poissons. Il est temps d’apprêter la pêche du jour. Les poissons passent dans des machines qui les écaillent et qui prélèvent leurs filets. Chaque pièce est alors reprise à la main pour ôter le restant de l’arête principale et les nageoires. En termes de rendement, on conserve au final 50 % de la bondelle, mais seulement 30% de la perche. Aujourd’hui, il lui reste 3 kilos de filets de bondelle et 150 grammes de filets de perche. “Juste de quoi payer l’essence pour le trajet en bateau”.
Seulement en vente directe
Claude Delley vend ses produits frais à des clients privés – souvent des habitués – qui lui ont réservé de la marchandise en amont. D’ordinaire, il tient tous les samedis sur le marché de Neuchâtel, mais depuis avril 2022, il n’y est pas retourné faute de marchandise à vendre. Ceci ne le décourage pas totalement. Le pêcheur a monté une installation dans son local pour fumer à froid des palées et des truites et pour fumer à chaud des bondelles et des truites. De quoi diversifier son activité en attendant des jours meilleurs, ce qu’on lui souhaite sans délai.
Site internet: www.delley.ch